Interview

Le droit constitutionnel au service de l’expertise juridique

Christian Behrendt


Qui considère le droit constitutionnel comme un droit déconnecté des préoccupations pratiques fait erreur. Christian Behrendt, professeur à la Faculté de Droit de l'Université de Liège, nous emmène au coeur du travail parlementaire et même sur les routes wallonnes pour partager un pan des activités de son service: l'expertise juridique en droit constitutionnel. Il nous montre que, parfois, le droit constitutionnel se cache là où on ne l'attend pas.

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Dans quels cas fait-on appel à votre service pour des missions d’expertise ?  

L’expertise pourrait émaner d’institutions publiques qui envisagent une action normative donnée. Par exemple, en début de législature un gouvernement envisage de réformer une législation. Il nous contacte : « Tout le monde se plaint. Est-ce qu’on ne pourrait pas faire ça autrement ? Vous avez 9 mois. »

Deuxièmement, elle pourrait s’inscrire dans un contentieux où une autorité est devant une juridiction. Le contentieux est en cours mais cette autorité souhaite un avis qui peut lui être utile dans le cadre cette procédure : « Le service de droit constitutionnel de l’Université de Liège concorde avec notre analyse parce que lui aussi pense que notre thèse est fondée et nous prions la juridiction de statuer en notre faveur »

Troisièmement, c’est plus rare mais ça arrive : nous sommes contactés par la juridiction elle-même. Au vu du caractère particulier de la question, elle préfère elle-même lancer une consultation amicus curiae

S’agit-il de demandes ponctuelles ? Ou ces demandes surviennent-elles de manière régulière ? 

Elles peuvent se présenter de manière ponctuelle ou répétées puisque nous avons des contrats-cadres avec des instances pour lesquelles nous rendons régulièrement des avis.

Il y a des institutions qui nous font confiance. Dans les contrats-cadres de consultation, il est convenu anticipativement que si une question institutionnelle, de type droit public constitutionnel se pose, nous nous en chargeons. Il y a même des procédures d’urgence qui sont prévues. Cela suppose évidemment une disponibilité. Ce qu’on fait là se rapproche du rôle de l’avocat à la différence près que nous ne donnons jamais des avis dans un sens.

Vous parlez d’institutions publiques, pouvez-vous être plus spécifique ?

Quand je dis institution publique, c’est très large. Selon les cas, il peut s’agir d’une commune, d’une province ou d’un gouvernement par exemple. Mais aussi : d’un groupe politique au sein d’un parlement ou même d’un ministre à titre individuel. Il nous est également arrivé d’éclairer la Commission européenne sur des points spécifiques du droit belge.

Les matières sur lesquelles vous êtes consultés sont extrêmement variées et ne touchent pas uniquement au droit constitutionnel. Comment procédez-vous dans ce cas ?

En effet et c’est bien là la difficulté ! Nous devons constamment, en tant que constitutionnalistes, veiller à ne pas empiéter sur le terrain de nos collègues qui sont bien mieux placés pour répondre à certaines questions et nous limiter à répondre aux questions constitutionnelles.

Prenons l’exemple du débat sous la dernière législature sur l’instauration d’une cour anglophone pour les matières commerciales à Bruxelles, la fameuse « Brussel’s International Business Court », qui ne s’est finalement pas concrétisée. Ce sont des questions de droit constitutionnel dans le sens où l’on veut créer une nouvelle juridiction, la première à exercer en anglais et sur l’intégralité du territoire. Mais on arrive très vite dans le domaine du droit judiciaire. À ce moment-là, il faut savoir faire un pas de côté pour laisser s’exprimer ceux qui s’y connaissent beaucoup mieux dans cette matière. 

De combien de temps disposez-vous pour rendre un avis ?

Là encore, c’est très variable. Il peut arriver que nous soyons consultés sur un problème urgent, avec une réponse attendue dans les 48h. Il s’agit souvent de cas improbables qui tombent complètement en dehors des cases prévues par la législation. D’autres fois, nous disposons de plusieurs mois, voire d’une année.

Et puis, il y a les questions des médias qui demandent une réponse immédiate…

C’est important alors de pouvoir répondre rapidement ?

Quand un grand média vous interroge sur l’interprétation d’une règle de droit constitutionnel, qui va s’appliquer dès le lendemain matin, on ne peut pas renvoyer le grand public à l’article qui paraîtra dans la revue de droit constitutionnel belge 9 mois plus tard.

Souvenez-vous du départ de la NVA du gouvernement en décembre dernier. La question qu’on se posait alors était la suivante : faut-il voter la confiance ? Vous ne pouvez pas prendre 9 mois pour y répondre. À cette question, je crois que l’opinion publique a tout de même droit à une réponse en décembre.

Dans ce cas-là, le constitutionnaliste peut-il prendre parti ?

Il ne s’agit pas de prétendre qui a raison ou qui a tort : ce qui est important dans une démocratie, pour permettre un débat sain, c’est que le lendemain, l’opinion publique puisse se rendre compte que c’est une question d’interprétation, qu’on peut avoir des avis différents et que ce problème ne s’est jamais posé auparavant.

Dans d’autres cas, c’est aussi le rôle du constitutionnaliste de réagir lorsque survient une violation fondamentale d’une règle sur laquelle tout le monde est d’accord et qui constitue un problème majeur dans un état de droits. Si un ministre vient avec une idée complètement farfelue, méconnait les règles les plus élémentaires du droit public, c’est quand même très utile qu’un certain nombre de constitutionnalistes disent : « Écoutez, vous ne pouvez pas faire ça, la ligne rouge est franchie ».

C’est déjà arrivé ?

Oui, lorsque le Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration a déclaré, après la prise de décision du Conseil du Contentieux des Étrangers, qu’il en prenait bonne note mais qu’il allait continuer à faire ce qu’il avait décidé de faire. Ici, nous ne sommes pas dans le registre de l’interprétation mais du respect dû à une décision de justice.

Si vous n’êtes pas d’accord avec celle-ci, vous décidez en Conseil des Ministres d’intenter un recours contre la décision devant le Conseil d’État mais vous ne pouvez pas l’ignorer. J’ai pu dire à l’époque au Soir qui m’appelait : « La question n’est pas de savoir si on veut ou pas une politique de migration ferme. La question est d’obtempérer à une décision de justice ».

On est payé par l’argent public. On ne peut pas se plaindre de la montée du populisme et de certains extrémismes, si on ne contribue pas à informer le débat. C’est le rôle des universités.

Vous vous souvenez d’un dossier qui vous a particulièrement marqué ?

On a eu un très beau dossier, c’est le péage autoroutier de la région wallonne. On a créé un système de péage pour les poids lourds. La question qui se posait était : comment qualifier juridiquement cette somme ? Est-ce une redevance ou un impôt ? Si c’est un impôt, l’argent va dans le pot général, dans le budget des voies et moyens de l’entité perceptrice.

Le droit constitutionnel interdit en effet la pré-affectation des recettes fiscales. C’est le principe d’universalité budgétaire. Le parlement doit pouvoir décider à quoi il veut affecter son budget, c’est l’article 174.

Par contre, si c’est une redevance, ça ne tombe pas dans le budget général des recettes. Le gouvernement a décidé de transférer tout le réseau à la SOFICO. C’est une redevance, donc ça va à la SOFICO.

En optant pour la redevance, plutôt que l’impôt, on assure un flux financier constant et certain vers la SOFICO. Elle a donc un matelas financier qui lui permet de mettre fin à un réseau routier défaillant. Les Flamands et les Bruxellois n’ont pas fait ça. Vous voyez que le droit constitutionnel amène parfois à faire des choses très pratiques…

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